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Retour à la vie primitive
Dès que Tarzan avait touché l’eau, son premier réflexe avait été de nager en s’écartant du bateau et du danger que pouvaient représenter ses hélices. Il savait qui il devait remercier de l’avoir mis dans cette situation et, tout en se tenant à la surface de l’eau par de légers mouvements des mains, il enrageait d’avoir été si facilement mis en échec par Rokoff.
Il resta quelque temps à faire la planche. Il voyait les lumières du navire s’éloigner rapidement, mais il ne lui vint pas à l’esprit d’appeler au secours. Il n’avait jamais appelé au secours de sa vie ; rien d’étonnant donc qu’il n’y ait pas pensé. Depuis la mort de Kala, il n’avait plus trouvé personne qui se souciât de lui et n’avait plus dépendu que de ses propres forces, de ses propres ressources.
Quand il se dit qu’il aurait pu crier, il était trop tard. Il y avait, pensa-t-il, une chance sur cent mille qu’on le repêchât. Une chance moindre encore d’atteindre une côte. C’est pourquoi il décida de les mettre toutes deux de son côtés. Peut-être, après tout, le bateau était-il plus près qu’il ne le croyait. Il se mit donc à nager lentement en direction de la terre.
Il fendait l’eau d’un mouvement de brasse ample et aisé. Il lui faudrait plusieurs heures avant que ses muscles ne commencent à sentir la fatigue. En se guidant d’après les étoiles, il se dirigeait vers l’est. Au bout d’un certain temps, il remarqua le poids de ses chaussures, aussi les enleva-t-il. Puis ce fut le tour de son pantalon ; il aurait également enlevé son veston s’il n’avait pas pensé aux précieux papiers qui se trouvaient dans l’une des poches. Pour s’assurer qu’il les avait toujours, il y glissa la main et s’aperçut avec consternation qu’ils avaient disparu.
Il savait maintenant que quelque chose d’autre que la vengeance avait incité Rokoff à le pousser par-dessus bord. Le Russe était parvenu à rentrer en possession des papiers que Tarzan lui avait arrachés à Bou-Saâda. L’homme-singe jura tout bas, puis se débarrassa de son veston et de sa chemise qui s’enfoncèrent dans l’Atlantique. Quelques heures plus tard, il s’était défait ce de qui lui restait de vêtements et poursuivait sans encombre sa nage vers l’est.
Les premières lueurs de l’aube firent pâlir les étoiles et Tarzan aperçut, juste devant lui, les contours incertains d’une masse noire flottant au ras de l’eau. En quelques brasses puissantes, il atteignit l’objet, qui était la coque renversée d’une épave. Tarzan s’y hissa. Il pourrait se reposer là, au moins jusqu’au grand jour. Il n’avait cependant pas l’intention d’y rester longtemps sans rien faire, en proie qu’il était à la faim et à la soif. S’il devait mourir, il préférait que ce fut en agissant pour tenter au moins de sauver sa vie.
La mer était calme, de sorte que l’épave se balançait mollement, en berçant le nageur qui n’avait pas dormi depuis vingt heures. Tarzan se recroquevilla sur les planches disjointes et s’endormit rapidement. La chaleur du soleil l’éveilla tôt dans après-midi. Sa première sensation consciente fut celle de la soif, qui grandit jusqu’à prendre les proportions d’une souffrance dès qu’il fut entièrement éveillé. Mais un moment plus tard, elle était oubliée, dans la joie de deux découvertes quasiment simultanées. La première était un ensemble de débris provenant d’un bateau naufragé, qui flottaient à proximité de sa propre épave et au milieu desquels se balançait un canot de sauvetage, quille en l’air. L’autre, c’était à l’horizon, vers l’est, la ligne ténue d’une côte.
Tarzan plongea et nagea, en contournant les débris, jusqu’au canot. L’eau de l’océan le rafraîchit et ce fut avec une vigueur renouvelée qu’il poussa l’embarcation jusqu’à son épave où, en déployant des efforts herculéens, il réussit à la hisser et à la redresser. Il l’examina : elle était en bon état. Un moment plus tard, il la remettait à l’eau, à l’endroit. Puis il choisit, dans les débris, des pièces qui pouvaient lui servir de rames et mit le cap sur le rivage.
Tard dans l’après-midi, il parvint assez près pour distinguer les contours de la côte et les détails du paysage. Devant lui semblait s’ouvrir une passe donnant sur une petite crique protégée. Le promontoire boisé, au nord, lui était étrangement familier. Était-il possible que le sort l’eut conduit au seuil même de sa jungle bien aimée ? Quand la proue de son canot franchit la passe, ses derniers doutes s’envolèrent : devant lui, au-delà de la plage, à l’ombre de la forêt vierge, se dressait sa cabane, construite avant sa naissance par son père John Clayton, Lord Greystoke.
En quelques coups de rames, Tarzan propulsa le petit esquif jusqu’au rivage. À peine la proue eut-elle touché terre que l’homme-singe sauta sur le sable. Son cœur battait de joie et d’enthousiasme à mesure que ses yeux émerveillés découvraient les choses qui lui avaient été si longtemps familières. La cabane, la plage, le petit fleuve, la jungle touffue, la forêt obscure et impénétrable. Les myriades d’oiseaux au brillant plumage, les chatoyantes fleurs tropicales, les festons de lianes tombant des arbres géants.
Tarzan, seigneur des singes, était revenu chez lui. Pour le faire savoir à tous les habitants de son univers, il redressa la tête et poussa à pleine voix le farouche appel de sa tribu. Le silence régna un instant sur la jungle. Puis, grave et rauque, s’éleva, comme pour le défier, le rugissement de Numa, le lion ; et, de plus loin, faiblement, lui répondit le hurlement d’un anthropoïde.
Tarzan se dirigea vers le ruisseau, où il étancha sa soif. Puis il s’approcha de sa cabane. La porte était toujours fermée comme d’Arnot et lui l’avaient laissée. Il souleva le loquet et entra. Rien n’avait été dérangé. Il y avait la table, le lit et le berceau construit par son père, les placards et les étagères tels qu’ils étaient depuis vingt-trois ans. Tous les objets étaient dans l’état où il les avait laissés deux ans plus tôt.
Le regard rassasié, Tarzan commença à sentir son estomac crier famine et se mit à la recherche de nourriture. Il n’y avait, bien entendu, plus rien à manger dans la cabane et toutes les armes en avaient été emportées, à l’exception de l’une de ses vieilles cordes de lianes, qui pendait au mur. Elle était pleine de nœuds et d’épissures, parce qu’elle s’était plusieurs fois rompue, si bien que Tarzan l’avait jadis remisée pour s’en confectionner une meilleure. Il aurait bien voulu posséder un couteau ; s’il ne se trompait pas, il en aurait un, ainsi qu’une lance, un arc et des flèches avant que le soleil se lève une nouvelle fois. En attendant, la corde ferait l’affaire et il s’en servirait pour se procurer de quoi manger ; il l’enroula soigneusement et, la passant à l’épaule, il s’en alla en fermant la porte derrière lui.
La jungle commençait tout près de la cabane et Tarzan, seigneur des singes, s’y enfonça avec circonspection et sans bruit. Il était redevenu une bête sauvage en quête d’une proie. Pendant un certain temps, il resta au sol mais finalement, ne trouvant pas trace de gibier, il monta aux arbres. En accomplissant son premier saut d’un arbre à l’autre, il sentit monter en lui toute son ancienne joie de vivre. Les vains regrets et les stupides peines de cœur étaient oubliés. Il revivait. Il retrouvait le vrai bonheur de la parfaite liberté. Qui aurait encore envie de retourner dans les villes étouffantes et pernicieuses des hommes civilisés, alors que l’immensité de la jungle lui offrait la paix et la liberté ? Certainement pas lui.
À la tombée de la nuit, Tarzan arriva au bord d’une rivière qui coulait dans la jungle. Il y avait là un gué ; depuis des temps immémoriaux, les animaux de la forêt venaient y boire. La nuit, on pouvait toujours trouver, dans ses parages, Sabor ou Numa tapis dans les épais buissons de la jungle environnante, à l’affût d’une antilope ou d’un autre animal. C’était ici que venait Horta, le sanglier, et aussi Tarzan, seigneur des singes, tenaillé par la faim.
Il se mit à l’affût sur une branche basse, par-dessus la piste. Il attendit une heure. Les ténèbres s’épaississaient dans les broussailles touffues. Tout près du gué, il entendit le faible bruit d’une démarche légère et le frôlement d’un corps contre les hautes herbes. Nul autre que Tarzan n’aurait pu l’entendre, mais l’homme-singe comprit que c’était Numa, le lion, chassant la même proie que lui. Tarzan sourit.
À présent, il entendait un animal s’approcher prudemment le long de la piste, vers l’abreuvoir. L’instant d’après, il était visible : Horta, le sanglier. Quelle viande délicieuse ! Tarzan saliva. Les herbes qui cachaient Numa étaient maintenant tout à fait immobiles… dangereusement immobiles. Horta passa au-dessous de Tarzan : encore quelques pas, et il serait à la portée de Numa. Tarzan pouvait imaginer l’éclair dans les yeux de Numa et la façon dont il retenait sa respiration en attendant de pousser l’horrible rugissement qui paralyserait sa proie un bref instant, le temps pour lui de sauter et de lui briser les vertèbres sous ses crocs.
Mais au moment où Numa s’apprêtait à bondir, une mince liane fendit l’air, de la branche basse d’un arbre voisin. Un anneau s’enroula autour de l’encolure de Horta. Celui-ci poussa un grognement d’effroi, puis un cri aigu. Numa vit la proie qu’il guettait tirée en arrière sur la piste. Il sauta mais Horta, le sanglier, était suspendu à une branche, hors de portée de ses griffes. Un visage moqueur le regardait de là-haut, en riant.
Numa rugit. Enragé, menaçant, affamé, il allait et venait loin au-dessous de l’homme-singe qui l’abreuvait de sarcasmes. Il s’arrêta, se dressa sur ses pattes de derrière, laboura de ses griffes l’écorce de l’arbre, dont il dénuda et lacéra le tronc.
Entre-temps, Tarzan avait hissé jusqu’à lui Horta, qui se débattait toujours. Ses doigt terminèrent le travail commencé par le nœud coulant. L’homme-singe n’avait pas de couteau, mais la nature l’avait doté des moyens d’extraire sa nourriture des flancs palpitants de sa proie. Ses dents s’enfoncèrent dans cette chair succulente, tandis qu’en bas, le lion furieux regardait un autre que lui se régaler du dîner qu’il s’était réservé.
Tarzan était repu. Quel repas ! Il ne s’était jamais habitué à ces viandes gâtées que les hommes civilisés lui servaient : au fond de son cœur sauvage couvait depuis longtemps le besoin d’une chair tiède, fraîchement tuée et gorgée de sang. Il faisait noir à présent. Tarzan essuya ses mains sanglantes à une touffe de feuilles, jeta par-dessus son épaule ce qui restait de sa proie et, en sautant de branche en branche à mi-hauteur des arbres, regagna sa cabane.
Au même instant, Jane Porter et William Cecil Clayton se levaient de table, à l’issue d’un somptueux dîner servi sur le Lady Alice, à des milliers de milles à l’est, dans l’océan Indien.
Au-dessous de Tarzan avançait Numa, le lion. De temps à autres, l’homme-singe jetait un regard vers le bas et apercevait l’éclat des yeux verts qui le suivaient dans l’ombre. Numa ne rugissait pas. Non, il se mouvait silencieusement, comme l’ombre d’un grand chat. Mais, malgré toutes ses précautions, sa démarche parvenait aux oreilles ultra-sensibles de l’homme-singe.
Tarzan se demandait si le lion l’attendrait à la porte de sa cabane. Il espérait bien que non, car cela signifierait une nuit passée sur une branche d’arbre ; et il préférait de loin le lit de feuilles qui l’attendait dans son abri. Mais s’il lui était nécessaire de passer la nuit dehors, il savait quel arbre choisir et quelle en était la branche la plus confortable. Cent fois, dans le passé, un de ces grands chats de la forêt l’avait suivi jusque devant chez lui et l’avait obligé à chercher refuge dans ce même arbre, tant qu’un changement d’humeur ou le lever du soleil ne faisait pas partir son ennemi.
Mais voici que Numa renonçait à la chasse et qu’en poussant une série de feulements et de rugissements à glacer le sang, il rebroussait chemin, furieux mais résigné à se procurer un autre repas, plus à sa portée. Ainsi Tarzan put-il entrer dans sa cabane sans encombre. Peu après, il s’endormait sur les vestiges de ce qui avait été un lit d’herbes et de mousse. Jean C. Tarzan avait, sans la moindre difficulté, dépouillé la mince couche de civilisation artificielle dont il s’était précédemment vêtu : heureux et content, il plongea dans le profond sommeil de la bête sauvage repue à satiété. Pourtant, le simple « oui » d’une femme aurait pu, à tout jamais, l’attacher à un autre genre de vie, en lui faisant détester la seule pensée de cette existence primitive.
Tarzan dormit tard, la matinée suivante, parce qu’il était très fatigué des efforts accomplis, des épreuves endurées pendant un jour et une nuit passés sur l’océan, mais aussi parce que sa chasse dans la jungle avait vivement sollicité des muscles dont il ne s’était plus guère servi pendant près de deux ans. Dès qu’il fut réveillé, il courut au ruisseau. Puis il fit un plongeon dans la mer et nagea environ un quart d’heure. Après quoi il retourna à sa cabane, où la chair de Horta lui fournit son petit déjeuner. Celui-ci terminé, il enterra le reste de la carcasse dans la terre meuble, pour son repas du soir. Il reprit sa corde et disparut dans la jungle. Il voulait cette fois chasser un gibier plus noble : l’homme. À vrai dire, si vous lui aviez demandé son opinion, il aurait pu vous nommer une dizaine d’autres habitants de la jungle qu’il considérait comme largement supérieurs en noblesse aux hommes qu’il allait combattre. Mais à présent, Tarzan voulait se procurer des armes. Il se demanda si les femmes et les enfants étaient restés au village de Mbonga après l’expédition punitive au cours de laquelle les marins du croiseur français avaient massacré tous les guerriers, pour venger la mort supposée de d’Arnot. Il espérait même qu’il y trouverait de nouveaux guerriers, car, si le village était déserté, sa recherche risquait de se prolonger très longtemps sur son emplacement. À sa grande déception, il constata que la jungle avait recouvert les plantations et que les huttes étaient tombées en ruine. Il n’y avait pas trace d’homme. Il fouilla les vestiges pendant une demi-heure, dans l’espoir d’y découvrir une arme oubliée, mais ce fut sans résultat. Aussi reprit-il sa route, le long de la rivière, qui coulait en direction du sud-est. Il savait qu’à proximité d’un cours d’eau, il avait plus de chances de trouver un autre établissement humain.
Chemin faisant, il chassait et se procurait de la nourriture comme il l’avait fait dans le passé avec la tribu des singes et comme le lui avait appris Kala. Il retournait des branches pourries pour y trouver des insectes et des vers, il grimpait aux arbres pour dérober des œufs dans un nid, où, avec la rapidité d’un chat, il attrapait de petits rongeurs. Il trouvait encore bien d’autres choses à manger, mais moins nous insisterons sur le régime alimentaire d’un singe, mieux cela vaudra. Et Tarzan était à nouveau un singe, cet anthropoïde farouche et brutal que Kala lui avait appris à être et qu’il avait été pendant les vingt premières années de sa vie.
De temps en temps, il souriait en pensant à l’un de ses amis, en ce moment même placidement assis dans l’un des salons de son club parisien, tout comme Tarzan quelques mois plus tôt. Parfois il s’arrêtait et restait immobile comme une pierre. Une brise légère venait de porter à ses narines exercées l’odeur d’une nouvelle proie ou d’un ennemi redoutable.
Cette nuit-là, il dormit dans l’intérieur des terres, bien calé dans la fourche d’une grosse branche, dans un arbre géant, à une centaine de pieds au-dessus du sol. Il avait de nouveau mangé de bon cœur, cette fois la chair de Bara, l’antilope.
Le lendemain matin, il reprit son voyage, toujours en suivant le cours de la rivière. Il poursuivit sa recherche pendant trois jours, si bien qu’il arriva dans une partie de la jungle où il ne s’était jamais rendu auparavant. Par endroits, la forêt s’éclaircissait et le sol se couvrait de hautes herbes. À travers les arbres, on pouvait voir dans le lointain une chaîne de hautes montagnes, précédée d’une vaste plaine. Là, dans ces espaces ouverts, il trouva un nouveau gibier : d’innombrables gazelles et de grands troupeaux de zèbres. Il était transporté, souhaitant visiter longuement ce monde inconnu de lui.
Le matin du quatrième jour, une nouvelle odeur lui frappa les narines. C’était celle de l’homme. L’homme-singe frémit de plaisir. Tous les sens en alerte, il se déplaça rapidement dans les arbres, pour se mettre dans le vent tout en approchant de sa proie. Il arriva au-dessus d’elle : c’était un guerrier seul, marchant silencieusement dans la jungle. Tarzan le suivit de près, attendant qu’il passe dans une clairière pour lancer son lasso. Cependant qu’il traquait l’homme inconscient du danger, des pensées inhabituelles se présentèrent à son esprit : des pensées nées sous l’influence de la civilisation, en dépit des cruautés de celle-ci. Il lui parut que l’homme civilisé tuait rarement, voire jamais, l’un de ses semblables sans quelque prétexte, même léger. À vrai dire, Tarzan voulait les armes et les ornements de cet homme, mais était-il nécessaire pour cela de lui prendre la vie ?
Plus il y pensait, plus il répugnait à commettre un meurtre sans nécessité ; et tandis qu’il se demandait que faire, on parvint dans un espace découvert où se dressait l’enclos d’un village de cases en forme de ruche. Le guerrier sortit de la forêt. À ce moment, Tarzan aperçut l’éclair d’une fourrure fauve rampant entre les hautes herbes : c’était Numa, le lion. Lui aussi traquait l’homme noir. Dès que Tarzan se fut aperçu que l’indigène était en danger, son attitude changea complètement. Il redevint un homme dont l’un des semblables était menacé par un ennemi commun.
Numa se préparait à charger.
Il ne restait guère de temps à Tarzan pour comparer différentes méthodes de combat et en évaluer les résultats probables. Aussi un certain nombre de choses se produisirent-elles presque simultanément : le lion bondit sur le Noir, Tarzan cria pour l’avertir et le Noir se retourna juste à temps pour voir Numa suspendu à une corde de lianes, dont le nœud coulant lui serrait la gorge.
L’homme-singe avait agi si vite qu’il n’avait pas pu se préparer à contrebalancer le poids de Numa, ni le choc exercé sur la corde. Le lasso avait arrêté l’animal avant que ses griffes ne s’enfoncent dans la chair du Noir, mais déséquilibré Tarzan qui tomba au sol à six pieds de l’animal en furie. Pareil à l’éclair, Numa se jeta sur son nouvel ennemi ; désarmé comme il l’était, Tarzan se retrouva subitement à deux pas de la mort. Ce fut le Noir qui le sauva. Le guerrier avait compris qu’il devait la vie à cet étrange homme blanc et que seul un miracle pouvait encore écarter de celui-ci les terribles crocs jaunes qu’il avait lui-même vus de si près.
Rapide comme la pensée, il leva sa lance et l’envoya de toute la force des muscles qui roulaient sous sa peau. L’arme à la pointe de fer vola droit au but, transperçant la carcasse de Numa de l’aine droite à l’épaule gauche. En poussant un hideux hurlement de rage et de douleur, la bête se retourna vers le Noir. Elle fit une douzaine de pas, mais le lasso de Tarzan l’obligea de nouveau à s’arrêter. Et, de nouveau, elle pivota vers l’homme-singe. Mais ce ne fut que pour ressentir la douleur d’une flèche barbelée qui s’enfonçait profondément dans sa chair palpitante. Ce fut la cause d’un nouvel arrêt, qui donna le temps à Tarzan de courir autour du tronc d’un grand arbre et d’y assurer son lasso.
Le Noir saisit la ruse et ricana ; mais Tarzan savait qu’il fallait rapidement achever Numa avant que les dents de celui-ci aient pu cisailler la corde. En un éclair, l’homme-singe bondit aux côtés du guerrier et lui ôta du fourreau son long couteau. Puis il lui fit signe de continuer à tirer des flèches sur l’animal, tandis que lui-même essayerait de s’en approcher. Ainsi l’un le tiendrait-t-il en haleine tandis que l’autre le contournerait prudemment. Numa était furieux. Il élevait la voix, en un concert frénétique de cris perçants, de grondements et de gémissements, se dressait sur ses pattes arrières, pour tenter bien inutilement d’atteindre tantôt l’un, tantôt l’autre de ses agresseurs.
Finalement, l’agile homme-singe entrevit sa chance et se jeta sur le flanc gauche de l’animal, derrière la puissante épaule. Un bras géant entoura la crinière fauve et une longue lame pénétra le cœur farouche. Tarzan se releva. L’homme noir et l’homme blanc se regardèrent dans les yeux, par-dessus le corps de leur victime. Le Noir fit le signe de la paix et de l’amitié et Tarzan, seigneur des singes, lui répondit de même.